top of page

Personal branding et musique classique

  • jatzjatz
  • 16 nov.
  • 17 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 11 minutes

Quand les jeunes musicien-ne-s jouent leur propre partition sur les réseaux sociaux


Un violon à côté d'un écran d'iphone avec des statistiques de comptes instagram

Cet article interroge la place des réseaux sociaux dans la panoplie des outils de communication à la disposition des jeunes musicien-ne-s issu-e-s de l’univers de la musique dite « classique » pour développer leur personal branding.

 

En s’appuyant sur des observations empiriques sur les comptes de musicien-ne-s pionniers-ères ainsi que sur des interviews données par certains d’entre-eux/elles à des revues spécialisées, j’analyse les raisons de leur succès et met en perspective les bénéfices que ces jeunes artistes retirent de leur présence en ligne à l’aune du temps qu’ils/elles y consacrent. Je questionne la manière dont ils/elles tracent leur propre ligne rouge, afin de préserver leur intégrité et leur crédibilité vis-à-vis de leurs pairs, dans un milieu musical classique assez conservateur.

 

Je m’inspire également de mes échanges réguliers et toujours très stimulants avec les étudiant-e-s de la Haute école de musique de Genève (HEM), où j’occupe le poste de responsable communication depuis 2022. Je ferais notamment référence à un atelier sur le personal branding que j’ai eu l’opportunité d’animer en mars 2025 à l’intention d’une quinzaine d’étudiant-e-s de la HEM.

 

Parmi mes sources extérieures, mentionnons un article bien documenté de La lettre du musicien (juin 2024) qui donne la parole à plusieurs jeunes musicien-ne-s issus du milieu de la musique classique ayant acquis une importante visibilité sur les réseaux sociaux. En contrepoint, je citerai également la Revue musicale suisse (juin 2025) consacré au désarroi de nombreux jeunes artistes confronté-e-s à la difficulté de concilier un engagement artistique à plein temps et leurs efforts de visibilité en ligne.

 

Personal branding : de quoi parle-t-on ?

 

Popularisé par des gourous américains du marketing à la fin des années 1990, le concept de "personal branding" consiste à appliquer les principes du marketing d'entreprise à soi-même, en traitant sa carrière comme une marque à promouvoir stratégiquement. Originellement, ce concept était plutôt l’apanage des hommes politiques, des sportifs de haut niveau ou des stars du grand comme du petit écran. 

 

Avec l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux, son usage s’est démocratisé et désigne aujourd’hui un ensemble de techniques et de savoir-être visant à développer sa e-reputation dans le but de s’ouvrir à de nouvelles opportunités professionnelles. Concrètement, il s’agit d’investir les réseaux sociaux, au premier rang desquels Instagram, Youtube et Tik-tok, de manière active et structurée, afin de valoriser son profil et promouvoir son image. L'objectif est de se démarquer des autres, sur la base de son savoir-être, ses compétences et tout particulièrement dans le cas d’un-e artiste, son talent, son charisme et sa créativité.

 

Mon point de départ, un atelier organisé à la HEM

 

En mars 2025, à ma qualité de responsable communication de la Haute école de musique de Genève (HEM), j’ai eu l’opportunité d’animer un  atelier sur le personal branding à destination d’étudiant en 2e année de Bachelor. Cet atelier s’inscrivait lui-même dans le cadre plus large d’une journée de sensibilisation à leur lancement de carrière, intitulé « Forum des métiers ».    

 

D’une durée de 45’, mon atelier consistait, après une brève contextualisation, à analyser de manière critique les comptes Instagram de différents artistes classiques que j’avais préalablement sélectionnés, en identifiant ce qui pouvait fonctionner (ou pas) dans leur stratégie de personal branding sur la base d’une série de critères (clarté de la ligne éditoriale, identité visuelle, originalité des messages, fréquence de publication, engagement, etc.), que les étudiant-e-s, réparties en petits groupes, devaient évaluer et consigner dans une grille avant une restitution en commun.

 

C’est la première fois que j’animais un atelier sur ce thème et je n’en suis pas sorti complètement satisfait : à posteriori, j’ai réalisé que mon panel d’artistes n’était pas le plus pertinent, car composé principalement d’artistes déjà installés (Renaud Capuçon, Hélène Grimaud, etc.) avec une communication déjà très lissée et trop  encadrée. Au final, ce n’est d’ailleurs  plus forcément elles-eux qui s’occupent de leurs propres comptes, la gestion de ces derniers étant le plus souvent confié à leur assistant-e, voire à une agence spécialisée. Pour le public de mon atelier, des étudiants en Bachelor 2,  il eut été plus pertinents de cibler des « rôle figure » inspirants de leur génération, c’est à dire de jeunes artistes émergents qui expérimentent de nouvelle manière de visibiliser leur présence en ligne. 

 

De ce constat est né l’idée de cet article pour tâcher de combler ce manque, motivé par la perspective stimulante d’animer un nouvel atelier l’année prochaine enrichi de mes découvertes et d’une analyse plus approfondie des stratégies mises en œuvre par ces artistes en herbe.

 

La musique classique : un milieu très hiérarchisé et très codifié, avec une faible mobilité interne

 

Le milieu de la musique est un univers assez conservateur, très codifié, très hiérarchisé à l’image de la célèbre pièce La Contrebasse de Patrick Süskind (1981), un monologue au ton doux-amer, qui brosse  le portrait d’un musicien, lié à son instrument par une relation ambivalente où se mêlent l’attirance et la répulsion. Surtout ce texte dénonce avec beaucoup de causticité la violence réelle et symbolique qui prévaut dans un orchestre classique, et qui s’impose au héros. 

 

10 ans après la parution de La Contrebasse, le sociologue Bernard Lehmann propose dans L'Orchestre dans tous ses éclats (1992) une analyse très bien documentée de l’orchestre symphonique comme un univers socialement divisé et très hiérarchisé, avec une faible mobilité interne.

 

Héritier de la pensée de Pierre Bourdieu, Bernard Lehmann met en évidence de manière très fine les hiérarchies et les divisions sociales qui structurent l’orchestre et les rapports de domination à l’œuvre entre les instruments, et les musicien-ne-s qui les servent.  Ainsi, au sein de l’orchestre, les musiciens occupent différents statuts et sont recrutés selon plusieurs catégories, soit un ensemble de positions très hiérarchisées et très variées d’un orchestre à l’autre comprenant des échelons ordonnés, la ligne principale de partage se situant entre les solistes d’une part et les tuttistes de l’autre. Ces derniers ne jouent jamais une partie en solo mais toujours avec des membres de leur pupitre ; ce sont les musiciens du rang que l’on trouve chez les cordes. Parmi les solistes, on distingue principalement deux rôles : le premier soliste joue les principales interventions à l’instrument ; le second soliste accompagne et soutient le premier soliste, parfois le remplace lorsqu’il vient à manquer. Chez les cordes interviennent également des chefs de pupitre qui dirigent le travail des musiciens de leur pupitre. Pour les vents, les pupitres se déclinent en « premier hautbois » et « second hautbois », etc.

 

Par ailleurs, Bernard Lehmann s’est intéressé à la pratique du concert « classique » et a mis en évidence que ce dernier était fondé sur une multiplicité de rites qui séparent public et musiciens, puis chef et musiciens, et enfin les musiciens entre eux : entrées, saluts, applaudissements, place de chacun, attitudes attendues (comme le recueillement de la part du public), etc. soient autant de rituels qui participent d’une cérémonie musico-sociale très codée. En tant que spectacle, le concert donne à voir un ensemble hiérarchisé mais unifié, il théâtralise les hiérarchies à l’œuvre dans l’orchestre décrites précédemment.

 

Bref, en dehors des postes les plus prestigieux (chef, solistes), le milieu de la musique offre finalement peu de place à l’expression individuelle et peu de possibilité de trajectoire ascensionnelle. On va voir comment la présence et l’inventivité de certains artistes classiques sur les réseaux sociaux vont leur permettre de contourner ces contraintes et de se faire leur propre place au soleil…

 

Bousculer les codes et transgresser les assignations de départ

 

La présence des artistes classique sur les réseaux sociaux s’est faite avec un temps de retard par rapport aux genres musicaux.  Cela s’explique notamment par un certain conservatisme du milieu, qui a pu inhiber la prise d’initiatives individuelles. Paradoxalement, cette relative frilosité du milieu a permis certains jeunes artistes précurseurs de tirer leur épingle du jeu, en investissant les réseaux sociaux où ils sont sus développer une identité forte et singulière et agréger  de belles communautés.

 

Pour ces jeunes artistes actifs sur les réseaux, c’est une autre manière de se démarquer dans un milieu très compétitif, qui place l’excellence artistique au-dessus de tout, et où, comme on l’a vu précédemment, les trajectoires professionnelles sont fortement contraintes par leurs origines sociales, le choix de l’instrument joué, leur réussite (ou non) au concours d’interprétations les plus prestigieux, leur place de soliste ou de tuttiste, etc.   Ainsi, le choix d’investir les réseaux sociaux constitue, de façon plus ou moins consciente et assumée, une manière de bousculer ces codes, de transgresser les assignations de départ.  Ces jeunes artistes pionniers deviennent à leur manière des sortes de musicien-ne-s « transfuges de classe », une expression chère aux sociologues disciples de Pierre Bourdieu.

 

Par ailleurs, compte-tenu de la forme très codifiée et très ritualisée du concert classique (qu’il s’agisse d’un concert symphonique ou de musique de chambre), les réseaux offrent aux jeunes artistes classique un espace de liberté, où ils peuvent exprimer leur créativité et leur originalité. L’enjeu consiste alors à  se démarquer de leurs pairs, en mettant avant d’autres facettes de leur talent en complément de leur virtuosité instrumentale et en jouant sur d’autres registres : humour, vulgarisation, pédagogie, etc.

 

Prenons l’exemple d’Aurélien Froissart @aurelien.froissart. Diplômé du CNSMDP en 2018, ce jeune pianiste décide de tout lâcher à la fin de son cursus. « Le parcours professionnel ne me plaisait pas vraiment, je ne m’y reconnaissais pas. Je n’avais ni envie d’être professeur ni de faire des concours pour être reconnu », avoue-t-il.  En 2022, il se lance sur les réseaux sociaux. « J’essaie plusieurs concepts comme les tutos et puis finalement ce sont les vidéos plus spontanées qui fonctionnent le mieux.» En décembre 2023, Aurélien Froissart décroche le record de la troisième vidéo la plus visionnée d’Instagram, réalisant plus de 300 millions de vues en jouant du piano à la Gare de Lyon avec la jeune violoniste Dina Mourard.   Aujourd’hui il creuse son sillon en reprenant des extraits de musique classique dans des lieux atypiques et agrège à ce jour 2,8 M de followers sur Insta, 4 M sur tiktok et 2,6 M sur youtube. Devenu le professionnel de l’improvisation, il a désormais monté sa petite entreprise. Sur chaque vidéo, il y a cinq à six personnes qui travaillent pour lui.

 

Autre parcours inspirant, celui de la jeune violoncelliste franco-belge Camille Thomas @Camillethomascellist, diplômée de l’Académie de musique Hans Eisler de Berlin. Son truc à elle, c’est de jouer sur les toits. Son Instagram (105 K abonnés) a décollé pendant  la pandémie : on l’a vu faire résonner son instrument sur les toits parisiens mais aussi dans les salles de spectacle ou les musées vidés de leur public .  La violoncelliste revendique sa présence sur les réseaux sociaux, « au même titre qu’une artiste pop, ou qu’une comédienne, parce que je pense que la musique c’est de la communication, c’est faire passer une émotion, et on peut la faire passer via les réseaux sociaux. » Pour elle, les réseaux sociaux sont comme une immense salle de concert, une manière de démocratiser la musique classique et d’attirer un nouveau public, une mission qu’elle revendique haut et fort.

 

Mes préférés sont le duo de violonistes Brett Yang et Eddy Chen @Twosetviolin qui jouent avec talent sur la corde humoristique.  Nés à Taïwan et élevés en Australie où ils sont sortis diplômés du Conservatoire du Queensland, le duo s’est fait  connaître des 2013 en publiant sur Youtube des vidéos qui  pastichent et tournent en dérision les travers du milieu de la musique classique. Avec leur leitmotiv « Go Practice » et leur personnage fictif Ling Ling, capable de s’entraîner 40h par jour, ils se moquent gentiment des bêtes à  concours et surfent sur la mauvais conscience diffuse et récurrente des musicien-ne-s  qui ont toujours l’impression de ne jamais pratiquer suffisamment leur instrument.

 

Apolline, le personnage fictif du film Les musiciens, sorti au printemps 2025, est un autre exemple symptomatique de l’importance prise par les réseaux dans une carrière artistique.  Le film met en scène quatre musiciens talentueux réunis par une richissime mécène pour l’enregistrement d’un concert inédit et historique autour deux violons, un alto et un violoncelle conçus par le célèbre luthier Antonio Stradivarius. Parmi les 4 instrumentistes recruté-e-s pour ce projet hors norme, Apolline (incarnée par la jeune actrice Emma Ravier) est une jeune alto star des réseaux sociaux, qui n’est pas passée par la voie royale du conservatoire et des concours, et nourrit un complexe d’infériorité vis-à vis de ses pairs, lesquels la traite en retour avec une certaine condescendance.  L’opposition entre la jeune influenceuse et les autres musiciens au profil plus classique, notamment le 1er violon snob et égocentrique, génère de savoureux moments où se joue l’éternel combat des antiques et des modernes. Au fil de l’intrigue, on comprend toutefois que la présence d’Apolline ne doit rien au hasard. La mécène l’a explicitement choisie pour sa notoriété médiatique, dans le but de donner à son projet à un rayonnement maximal et d’élargir son audience au-delà du cercle des mélomanes traditionnels.

 

Retirer les bénéfices de sa notoriété en ligne

 

Pour le communicant Oliver Lalane, à la tête d’une agence spécialisée dans la musique classique, les réseaux sont désormais incontournables pour les artistes débutants. C’est une vitrine. Pour un label ou un programmateur, au-delà des qualités intrinsèques de l’artiste, c’est un élément de réassurance. Une notoriété sur les réseaux va aussi favoriser les partenariats commerciaux avec des marques, qui peut rapporter des revenus substantiels, dans certain cas plus élevés qu’un cachet de concert.

 

La présence sur les réseaux permet de créer et entretenir un lien fort avec son public. À nouveau cela va passer par la capacité du jeune artiste à casser ou jouer avec les codes de l’univers classique, à jeter des ponts avec d’autres genres musicaux, les musiques de films, la publicité, les jeux vidéo, etc.  Cela dépend aussi de la capacité à se mettre en scène, à partager des pans de son quotidien, des sujets plus triviaux ou backstage, les coulisses d’une vie d’artiste. Ce qu’un artiste plus confirmé ne fera pas forcément, par peur d’une surexposition médiatique.

 

La jeune violoniste Esther Abrami, alumni du Royal College of music, partage ses séances de travail dans le train, ses répétitions, et tente de faire deviner à ses abonné-e-s le nom d'un morceau. "C'est ma façon de les convaincre d'ajouter du classique à leurs playlists Spotify ou Deezer", plaisante-t-elle. Présente sur Instagram (400K followers) et Tiktok, la violoniste alterne entre des vidéos d'un morceau de classique iconique, souvent joué dans des pubs, à une publication autour de compositions de niche, comme celles des compositrices Amy Beach et Angela Morley. "Bien qu'ils n'aient jamais entendu ces morceaux, ça les passionne ». Pour Esther Abrami, sa visibilité en ligne lui a permis entre autres d’amorcer une collaboration au long terme avec la radio anglaise Classic FM, et de signer son premier enregistrement «Women » avec le label Sony Classical. En novembre 2025, elle jouera à guichet fermé dans la prestigieuse salle parisienne de l’Olympia, plus habituée à accueillir les stars de la pop.

 

Dans un autre registre, la violoncelliste Estelle Revaz, formée au CNSMDP et à la Muzik Hochschule de Cologne, est députée socialiste au parlement suisse (conseil national) depuis 2023. Avec plus de 11 000 followers sur son compte Instagram, elle utilise sa notoriété en ligne pour donner un coup de pouce à sa carrière artistique, mais aussi comme outil de diffusion de son message politique. Très engagée pendant la pandémie de Covid19 pour assurer une couverture minimum aux artistes privés de scène, elle s’engage au parlement pour la défense des conditions cadres pour les artistes et musiciens.

 

Nombreux sont les artistes qui profitent de leur notoriété en ligne pour promouvoir des formats pédagogiques, qu’ils peuvent monétiser à partir de différentes applications ad-hoc. C’est le cas notamment du tromboniste britannique Peter Moore, 29 ans, soliste au London Symphony Orchestra jusqu’en 2024, qui propose à travers sa page Instagram @peter.moore_ (9000 abonnés) et sa chaîne YouTube @PeterMooreMusic (400 abonnés) des tutorials et différents packages de formation en ligne.

 

Le violoniste RayChen @Raychenviolin, soliste de réputation internationaliste, est aussi une star de Youtube, où son charisme et sa capacité à parler à la jeune génération rassemble de plus de 400K abonné. Surfant sur popularité en ligne après du jeune public, l’artiste lancé l’application mobile tonicapp, destinée à encourager la pratique musicale chez les enfants et adolescents, et dont il fait la promotion active sur sa chaîne Youtube.

 

Étudiant à la HEM, le jeune saxophoniste brésilien Danilo Couto @danilocoutosax prodigue ses conseils techniques à près de 40K followers sur Instagram et près de 3000 abonnés sur Youtube.   Ses comptes lui servent de vitrine pour proposer des cours particuliers sur zoom, et de courtes sessions de mentoring via what’s ap ou d’autres applications de messagerie, avec un certain succès.

 

La pianiste d’origine russe Dasha Shpringer @dashashpringer a elle aussi trouvé sa niche.   Sur son compte Insta au 422K followers, elle s’intéresse à la santé de ses pairs et distille aux jeunes pianistes des conseils avisés pour éviter les douleurs chroniques liées à de mauvaises postures. Là-aussi, elle monétise son audience en proposant des cours privés en ligne.

 

Quelle porosité entre les réseaux et le monde réel ?

 

D’après le « baromètre des usages de la musique en France » (étude de l’institut Ipsos, oct. 2023), 34% des internautes ayant découvert des artistes sur les réseaux iront les voir en salle, tout genre musical confondu.  Cette étude ne dit pas si ce pourcentage s’applique aussi à la musique classique ?  mais au final pourquoi serait-ce si différent, car la mécanique à l’œuvre est plus ou moins toujours la même :   Une fois qu'ils ont aimé une vidéo, l'algorithme va leur en proposer d'autres du même style. Ils vont ensuite écouter des contenus similaires sur les applications de streaming et in fine prendre leur billet pour écouter l’artiste dans une salle .  mais les données chiffrées manquent pour confirmer ce taux de transformation de l’écoute en ligne vers la salle.  Bien sûr, les jeunes auditeurs s'identifient plus facilement à des musiciens de leur âge, aussi la jeunesse des influenceurs classiques peut aider à attirer cette génération. Les programmateurs ne s’y sont pas trompés et auscultent désormais attentivement les metrics des comptes des artistes qu’ils engagent, qui constituent un bon indicateur de la capacité des dits-artistes à attirer des spectateurs dans leur salle.

 

Avec 7,5 millions d’abonnés sur Youtube et 1 millions de followers sur Instagram, les deux jeunes artistes de Twosetviolin ont atteint une telle renommée qu’ils sont désormais en mesure de monter sur leur seul nom des méga tournées internationales où chacun de leur concert fait salle comble. La violoncelliste Camille Thomas confie quant à elle : Ma plus grande victoire, c’est quand quelqu’un vient me voir après un concert et me dit : “Je vous ai vu sur Youtube, Facebook ou Instagram et j’ai eu envie de venir vous entendre en concert », les réseaux sociaux sont comme une immense salle de concert », s’enthousiasme-t-elle.

 

Sur ce sujet, impossible pour moi de ne pas  faire le lien ici avec mon article « Génération Z, numérique et musique : Quand l’expérience du live nourrit la consommation musicale en ligne de la Génération Z, et vice-versa ». Dans cet article, je souligne la porosité grandissante pour la jeune génération entre l’expérience du concert live et l’écoute musicale en ligne. J’y met en évidence le rôle prescripteur de l’écoute en ligne mais aussi sa capacité à offrir une expérience augmentée à ses auditeurs, parfois  plébiscitée par rapport au live par la proximité paradoxale quelle permet avec l’artiste pour un prix raisonnable.   https://www.nosviesnumeriques.net/post/la-gen-z-renouvelle-le-rapport-au-fait-musical

 

Ambivalence, dérive et critiques

 

Comme évoqué précédemment, le milieu de la musique classique reste un milieu assez conservateur.  Ainsi, la notoriété acquise par ces jeunes artistes grâce à leur présence en ligne et l’originalité de leur ligne éditoriale les exposent au quand dira-t-on, une forme d’incompréhension ou de snobisme qui peut émaner soit de leurs pairs, soit du corps enseignant ou encore d’artistes plus installés qui questionnent leur légitimité à se mettre en avant sur les réseaux.   Esther Abrami évoque ainsi pour mieux les ignorer certains commentaires reçus à ses débuts sur les réseaux : « Quoi ? tu n’es pas encore professionnelle et tu partages déjà des vidéos ? »

 

 

Le jeune pianiste Aurélien Froissart juge assez sévèrement la jeune génération de pianistes issu-e-s comme lui des conservatoires, à l’orée de leur carrière, qu’ils trouvent très dogmatiques. Selon lui, et de manière un peu paradoxale, «ce sont les pianistes les plus connus qui sont les plus ouverts d’esprit sur cette question (de l’exposition de soi sur les réseaux sociaux)».

 

Les dérives de la course aux followers et la perte de sens qui peut s’en suivre sont aussi une réalité pointée par ces jeunes artistes. La tyrannie du like peut ainsi les pousser à publier des contenus qui vont susciter l’engagement au détriment d’une certaine forme d’intégrité artistique.  On parle aussi de tyrannie du format quand ce dernier prime sur le contenu et enferme l’artiste dans une routine qui finit par tourner à vide.

 

S’en compter que tout le monde ne part pas avec les mêmes atouts.  Certaines personnes sont plus à l’aise face caméra que d’autres, ils-elles vont s’appuyer sur leur physique peut-être plus engageant. La tyrannie du like, c’est aussi l’obligation de produire du contenu de manière régulière afin de garder sa communauté, très volage , et car intimement associée à la mécanique des algorithmes.  Cela peut vite devenir épuisant, voire stressant, et conduire à une sorte de burn out numérique.

 

Dans une séquence d’ouverture du film Les Musiciens, le personnage d’Apolline s’inquiète de la mauvaise couverture wifi dans le lieu isolé au fond de la campagne francilienne où le quatuor est rassemblé pour répéter. Or cette couverture lui est indispensable pour garder le contact avec sa communauté. Cette séquence savoureuse met en relief l’importance d’une communication régulière avec sa communauté, qui peut à la longue devenir une véritable corvée. 

 

Heureusement, ils-elles sont nombreux-ses à tracer des lignes rouges salvatrices à leur investissement numérique. Camille Thomas explique ainsi :  « j’essaye de faire en sorte que ça ne prenne pas trop de place dans ma vie privée pour que ça ne devienne pas une contrainte qui apporte trop de stress. C’est une question d’équilibre, c’est assez prenant quand même », avoue-t-elle sans détour. « Je suis violoncelliste, mon métier c’est la scène, faire de la musique. Je refuse tout ce qui peut s’apparenter à des propositions pour devenir influenceuse.

 

En suisse romande, plusieurs musiciens et musiciennes classique ont élevé la voix en mai dernier pour faire part de leur inquiétude et des difficultés grandissantes à pratiquer leur métier. En particulier, ils dénoncent la tyrannie des réseaux et leur difficulté grandissante à concilier un engagement artistique à plein temps et leurs efforts de visibilité en ligne.  Début mai 2025, la violoncelliste Sara Oswald @saraoswaldcello a publié sur les réseaux sociaux une lettre ouverte dans laquelle de nombreux et nombreuses artistes se sont reconnus. Diplômée de la HEMU Lausanne, et d’un Master en violoncelle baroque de la HEM Genève, professionnelle depuis  23 ans, elle témoigne de son épuisement à concilier de front les exigences de sa profession, soit travailler intensément et régulièrement son instrument, mais aussi démarcher les programmateurs pour trouver des engagements et désormais investir les réseaux sociaux avec des contenus engageants pour augmenter sa notoriété et ses chances d’être remarquée par un programmateur. 

 

 

S’exposer au risque de cyberharcèlement

 

Se dévoiler sur les réseaux sociaux n’est pas sans risque. Une des étudiantes participantes à mon atelier du printemps dernier s’en est ouverte à l’heure des questions-réponses.  Je n’ai malheureusement pas été en mesure de démentir cette triste réalité du cyberharcèlement, dont j’ai fait le sujet d’un précédent article sur ce blog.

 

Ce fléau, qui touche principalement les jeunes femmes, n’épargne pas le milieu de la musique. Parmi les récentes victimes les plus médiatisées, on pense notamment à Nalla, une musicienne de jazz qui a dû faire face à un torrent de haine en ligne après son passage sur l’émission Vortex de la chaîne Arte, ou encore à la DJ Barbara Butch, victime d'une vague de haine inouïe à la suite de sa participation à la cérémonie d'ouverture des Jeux Olympiques de Paris en 2024.

 

Bien sûr, cette propension à dénigrer des artistes sur leur physique, à mettre en cause leur talent ou à vilipender leur orientation sexuelle existait bien sûr avant l’avènement des réseaux sociaux. Le phénomène a juste changé d’échelle depuis, et il est difficilement enrayable.  Aussi, cette triste réalité peut légitimement dissuader un-e jeune artiste de s’exposer en ligne.

 

Soulignons à ce propos le remarquable travail réalisé par Katherine Needlemann, la jeune hautboïste solo du Boston symphonic orchestra, devenue un  peu malgré elle une des porte-voix du mouvement #Metoo dans le milieu de la musique classique.  Sur son blog katherineneedleman.com, elle dénonce et documente le sexisme, la misogynie et la haine ordinaire auxquels sont quotidiennement confrontée les jeunes musiciennes sur les réseaux sociaux.  

 

Conclusion

 

Comme on l’a vu dans cet article, le Personal branding des jeunes artistes classiques n’échappe aux dilemmes que l’on rencontre fréquemment sur cette thématique des réseaux sociaux. Ces derniers sont à la fois des vecteurs d’émancipation des cadres traditionnels, de désintermédiation de la circulation de l’information et de sa hiérarchisation, un outil puissant de diffusion, mais dans le même temps ils exposent ceux qui les utilisent au risque de rester enfermer dans le personnage qu’ils/elles se sont constitués en ligne, et mettent sous pression les créateurs de contenus pour alimenter sans relâche leur compte en ligne au risque de voir leur communauté se tourner vers d’autres.  Autre paradoxe souligné dans cet article, le conservatisme du milieu de la musique classique constitue un moteur puissant pour de jeunes artistes désireux-ses de se faire une place au soleil en contournant les modalités traditionnelles de sélection des musicien-ne-s voué-e-s aux carrières les plus prometteuses. Mais là aussi, il s’agit pour ces jeunes artistes iconoclastes de savoir mettre de côté la condescendance et le dédain auxquels ils/elles peuvent être confrontés de la part de leur milieu d’origine, et de continuer d’avancer en traçant leur propre trajectoire.


En savoir plus


La Contrebasse, Patrick Süskind, 1981

 

L'Orchestre dans tous ses éclats : ethnographie des formations symphoniques, Bernard Lehmann, 2002, la Découverte

 

Les réseaux sociaux, outil indispensable du jeune artiste ? La Lettre du musicien, juin 2024, Marie Roy

 

Quand les petits génies de TikTok et des réseaux sociaux balaient l’image vieillotte de la musique classique, 20 minutes, Jérôme Diesnis  https://www.20minutes.fr/arts-stars/culture/musique/4078984-20240229-quand-petits-genies-tiktok-reseaux-sociaux-balaient-image-vieillotte-musique-classique

 

Casser les a priori": sur Tiktok, ces jeunes dépoussièrent la musique classique, bfmtv.com, Salomé Ferraris https://www.bfmtv.com/tech/tiktok/casser-les-a-priori-sur-tiktok-ces-jeunes-depoussierent-la-musique-classique_AV-202407210040.html 

 

Crier d’une même voix,  Revue musicale suisse, juin-juillet 2025 – Jean-Damien Humair https://www.revuemusicale.ch/politique/2025/05/crier-dune-meme-voix

 



Commentaires


IMG_1666_recadree_vive.jpg

Jean-Alexis Toubhantz

  • LinkedIn Social Icône

Bienvenue sur mon blog. Au fil des articles publiés sur nos vies numériques, j’interroge les opportunités comme les menaces de la révolution numérique pour notre quotidien, nos sociétés démocratiques, notre vie culturelle, les prochaines générations, etc.

Abonnez-vous
au feed

Merci pour votre envoi

Votre avis m'intéresse

Merci pour votre envoi

© 2023 par Bleu céleste. Créé avec Wix.com

bottom of page