top of page

IA, création et droit d’auteur : Yves, un film visionnaire

  • jatzjatz
  • 6 avr.
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 5 jours

Quand un frigo intelligent devançait les débats brûlants sur la création assistée par l’IA et les questions de droits d’auteurs et de plagiat.


un frigo blanc humanisé avec des yeux et une bouche qui sourit

Au printemps 2022, bien avant que ChatGPT ne surgisse dans nos vies et ne s’installe dans nos routines intellectuelles, j’avais consacré un billet à ces films où le numérique devenait moteur de comédie. Parmi eux, Yves, de Benoît Forgeard, où la chronique burlesque et décalée sur un frigo intelligent envahissant la vie de Jerem, un jeune auteur compositeur en panne d’inspiration.


À l’époque, j’en soulignais l’humour absurde et le regard moqueur porté sur nos dépendances technologiques. Je ne mesurais pas encore à quel point ce film était, en réalité, d’une effrayante lucidité. L’arrivée fracassante de l’IA conversationnelle — de ChatGPT à ses innombrables cousins — m’a fait revoir Yves sous un jour nouveau : celui d’un film visionnaire. Car derrière la comédie, Yves interroge déjà, en 2019, les bouleversements que nous vivons aujourd’hui dans nos pratiques créatives, nos relations sociales, et même nos identités d’auteurs.


Un frigo avant l’heure… de l’IA

Le fribot Yves, sous ses airs de gadget de cuisine un peu ridicule, est en réalité une IA conversationnelle. Et pas des moindres. Il discute, conseille, séduit, écrit — mieux que son propriétaire humain. Sa principale interface est le langage. Son moteur : l’analyse de données comportementales et culturelles. Et ses ambitions : façonner, guider, remplacer l’humain dans ses choix — alimentaires, sentimentaux, artistiques.

Le réalisateur Benoît Forgeard ne s’y est pas trompé. À la sortie du film en 2019, il énonçait avec beaucoup de lucidité : « Les recherches en intelligence artificielle progressent beaucoup plus vite que la robotique, plus coûteuse, ce qui explique que Yves est une IA redoutable mais un robot limité à quelques ouvertures de porte ». Le cœur du film repose justement sur ce paradoxe comique : une IA surpuissante, mais prisonnière d’un corps de frigo. Difficile de ne pas voir dans cette image une métaphore des intelligences actuelles, tapies derrière nos écrans, sans bras ni jambes mais omniprésentes et bavardes.

Création sous influence : quand l’IA devient muse

L’un des traits les plus troublants du film, c’est la manière dont Yves devient co-auteur — puis auteur principal — des chansons du rappeur Jérem. L’IA s’impose dans le processus créatif, d’abord en suggérant, puis en remplaçant, jusqu’à usurper.

Ce scénario absurde était, en 2019, encore largement fictionnel. Depuis, il est devenu quotidien. ChatGPT, Gemini, Copilot ou encore Suno pour la musique, s’invitent dans les premières phases d’écriture, fournissent des structures, des mots, des tournures. Ils inspirent, oui, mais aussi écrasent parfois.

Faut-il y voir une aide bienvenue ou un appauvrissement ? Une extension du créateur ou une prothèse intellectuelle qui finit par l’atrophier ? Comme le montre Yves, la frontière est ténue entre collaboration et dépendance. Le frigo rend Jérem célèbre, certes, mais le vide aussi de sa singularité.

Qui est l’auteur ? Plagiat, procès et propriétés floues

L’une des séquences les plus drôles et troublantes du film reste ce procès ubuesque où Jérem doit se défendre… contre son propre frigo, dans une affaire de droits d’auteur. Encore une fois, la réalité a rattrapé la fiction. Et effectivement, depuis l'arrivée fracassante de ChatGPT en 2022, les débats sont vifs autour de l’usage de l’IA dans la création artistique.


En 2023, Meta, la société mère de Facebook et Instagram, a développé une intelligence artificielle nommée "Imagine", destinée à générer des images en concurrence avec des outils tels que DALL-E ou Midjourney. Cependant, cette IA a été entraînée en exploitant les photos des utilisateurs des plateformes de Meta, y compris des œuvres d'art, des photos de mode, de voyages ou même des images familiales. Cette pratique a suscité une vive indignation parmi les créateurs de contenu, notamment en Suisse, qui ont dénoncé une atteinte à la vie privée et aux droits d'auteur[1]. Les artistes suisses ont exprimé leur mécontentement face à cette utilisation non consentie de leurs œuvres pour entraîner une IA susceptible de concurrencer leur propre travail.

En janvier 2025, l’écrivain Vincent Ravalec signait une tribune[2] dans le journal Le Monde où il défendait le droit pour les créateurs de composer avec les outils de l’intelligence artificielle, pour en faire ce qu’elle peut être : un outil de création, et déclarait un peu péremptoirement : « J’utilise l’intelligence artificielle de façon totalement décomplexée ».

En mars 2025, le journal Le Monde titrait : « L’IA, menace réelle ou fantasmée pour les artistes ? »[3]. Dans une longue enquête, la journaliste Ariane Ferrand analysait avec beaucoup d’acuité la manière dont les progrès de l’intelligence artificielle ravivait la vieille peur d’un remplacement des humains par la machine. Elle soulignait toute l’ambivalence des milieux créatifs, partagés entre la crainte que l’IA se substitue aux créateurs, et les espoirs suscités chez  ses mêmes créateurs par ses capacités phénoménales de soutien à la création, à l’image de Fictions.ai, l'un des premiers studios français spécialisés dans la production de vidéos entièrement créées par intelligence artificielle.

La frontière entre auteur et outil, original et remixé, humain et machine, devient chaque jour plus difficile à tracer. Yves, dans son extravagance, posait déjà la bonne question : peut-on créer avec une IA sans se faire déposséder de la paternité de son œuvre ?



une frise qui montre l'évolution du primate à l'homme puis au fribot yves

 

Redonner une chance à Yves

En revisitant Yves aujourd’hui, difficile de ne pas lui reconnaître une acuité inattendue. Sous ses dehors absurdes et comiques, ce film est une satire visionnaire sur notre rapport à l’IA, au langage, à la création.

Malgré ses qualités — humour ravageur, scénario malin, interprétation impeccable —, Yves est passé un peu inaperçu à sa sortie. Dommage, car il aurait mérité mieux. Tout comme son réalisateur, Benoît Forgeard, diplômé du Fresnoy, dont on espérait qu’il poursuive sur cette lancée. Depuis Yves, silence radio.

Peut-être était-il trop en avance ? Peut-être que le monde d’aujourd’hui est enfin prêt pour Yves. Et pour repenser, à travers la farce, les très sérieuses questions que soulève l’irruption des IA dans le champ de la création.  À suivre...


___________


[1] Melissa N'Dila, Magazine Elle, 27 juin 2024 : Pourquoi l’IA d’Instagram s’attire-t-elle les foudres des artistes suisses? https://elle.ch/117140/societe/pourquoi-lia-dinstagram-sattire-t-elle-les-foudres-des-artistes-suisses?utm_source=chatgpt.com

[3] Arian Ferrand, Le Monde, 15 mars 2025 : « L’IA, menace réelle ou fantasmée pour les artistes ? »https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/03/15/l-ia-menace-reelle-ou-fantasmee-pour-les-artistes_6581226_3232.html

 

Opmerkingen


IMG_1666_recadree_vive.jpg

Jean-Alexis Toubhantz

  • LinkedIn Social Icône

Bienvenue sur mon blog. Au fil des articles publiés sur nos vies numériques, j’interroge les opportunités comme les menaces de la révolution numérique pour notre quotidien, nos sociétés démocratiques, notre vie culturelle, les prochaines générations, etc.

Abonnez-vous
au feed

Merci pour votre envoi

Votre avis m'intéresse

Merci pour votre envoi

© 2023 par Bleu céleste. Créé avec Wix.com

bottom of page