Tinder, ça match !
- jatzjatz
- 13 déc. 2024
- 5 min de lecture
Comment Tinder retient ses utilisateurs et favorise le sexisme et les discriminations de genre, d'âge et de revenu
Tinder, mais aussi Instagram, Uber, Snapchat, Waze, Twitch, Vinted... Autant d’applications qui sont installées dans notre quotidien en moins de 10 ans, et dont nous sommes devenus complétement accros. S’appuyant sur l’excellente l’émission « Dopamine » diffusée sur Arte, cet article cherche à éclairer le succès de Tinder sous l’angle des ressorts psychologiques profonds de l'être humain exploités dans l’architecture de l’appli. Avec Tinder, ça match !
Tinder, swipe et match !
Tinder est une application de rencontre gratuite permettant de faire défiler des photos d’utilisateurs selon leur sexe et leur position géographique. Le fonctionnement de l’application est basé sur le swipe, le mouvement de balayage de l’écran. Si tu apprécies la photo, tu swipes vers la droite, sinon tu swipes vers la gauche. Lorsque l’interaction est réciproque, on appelle ça un match, ce qui permet aux deux utilisateurs d’échanger par message et plus si affinité.
L’objectif de l’application est de faire swiper ses utilisateurs le plus longtemps possible afin de collecter sur eux un maximum d’informations personnelles, et notamment leurs données de géolocalisation. Et bien sûr les inciter à souscrire les options payantes, qui offrent plus de fonctionnalités.. pour swiper encore plus. Plus on swipe, plus l’application gagne de l’argent.
Tinder, la poule aux œufs d’or
Fondée en 2012 par Sean Rad et Justin Mateen dans un incubateur à Start-up de la Silicon Valley, Tinder revendique 75 millions d'utilisateurs actifs par mois et 10,4 millions d'abonnés en 2023. L’application a dépassé le milliard de dollars de recettes en 2019, et dopée par la pandémie, a continué de prospérer pour atteindre 1,91 milliards de dollars de recettes en 2023. L’application est présente dans plus de 190 pays et disponible dans 40 langues différentes.
Tinder a doublé son chiffre d'affaire pendant la pandémie
Toutefois, le marché américain représente toujours la moitié de ses revenus. En terme démographique, l’application est plébiscitée par les moins de 35 ans qui représentent 60% de ses utilisateurs. La proportion homme/femme varie d’un pays à l’autre. Elle est à peu près de 50/50 dans les pays occidentaux, tandis que dans les autres pays la proportion des hommes peut dépasser les 70%. Ces données statistiques sont issues du site businessofapps.com.
La récompense esthétique
Le but de Tinder étant de faire swiper le plus souvent et le plus longtemps, l’activité de recherche doit par conséquent procurer autant de plaisir que la rencontre elle-même. Quand on regarde une personne, notre cerveau ne peut pas s’empêcher d’évaluer son degré esthétique. Depuis des millénaires, notre cerveau est entraîné pour évaluer en un temps record le/la partenaire de reproduction idéal-e. Sur Tinder, c’est pareil. Si une personne est jugée attractive, cela va activer chez l’utilisateur le circuit de la récompense esthétique. Notre cerveau est paramétré pour reconnaitre ce qui est beau et s’en rapprocher. C’est un mécanisme social. Quand le cerveau rencontre ce qu’il recherche, il interprète cela comme une récompense avec une production de dopamine. Le tour est joué !
La récompense aléatoire
À chaque fois que l’on swipe, on va trouver la personne attractive .. ou pas. C’est du pur hasard, et c’est le principe de la récompense aléatoire, théorisée par le psychologue américain Burrhus Frederic Skinner, père du behaviorisme. Dans une de ses expériences les plus célèbres, le chercheur fournit de la nourriture à une souris à chaque fois qu’elle appuie sur un bouton. Une fois conditionnée, le chercheur supprime la nourriture de manière aléatoire. La souris va toutefois continuer de sonner frénétiquement pour voir si elle finit par avoir sa récompense.
Le principe de la machine à sous
Tinder va mettre à profit ce même réflexe conditionné chez ses utilisateurs, en utilisant le caractère aléatoire de la récompense esthétique comme outil de renforcement positif. C’est aussi le principe de la machine à sous, où même les gagnants continuent de rejouer pour voir si ils gagneront encore.
Tinder ou l’art de faire miroiter la lune
Tinder évalue la désirabilité de ses utilisateurs à leur insu. Cette évaluation est basée sur le principe de l’elo score, un concept inventé par le professeur d’origine hongroise Arpad Elo pour catégoriser les joueurs d’échecs de même niveau, et rendre les parties plus équilibrées.
Sur Tinder, la note de chaque utilisateur évolue selon ses performances. Plus l’utilisateur est populaire, plus sa note est élevée. Ainsi, contrairement à un site de rencontre classique, l’utilisateur de l’application ne voit que les profils sélectionnés par l’algorithme de Tinder avec un score similaire au sien. Jusqu’ici, tout va bien. Tinder met en pratique le principe de base de l’elo score qui vise à favoriser des rencontres équitables, entre utilisateur de même niveau de popularité.
l'elo score fonctionne à sens unique
Toutefois, Tinder ne s’arrête pas là, et va pousser la logique de l’elo score un peu plus loin pour inciter ses utilisateurs à se connecter plus souvent. Ainsi, sur une base aléatoire, Tinder va parfois mettre en relation des personnes avec d’autres dotées d’un score beaucoup plus élevé que le leur, les berçant ainsi dans l’illusion de jouer dans la catégorie supérieure. D’où le fameux miroir aux alouettes, car la réciprocité ne fonctionne pas. Les personnes avec une note plus élevée ne voient jamais ceux avec une note plus faible.
La reproduction d’un modèle patriarcal et hétéronormé
Sans rapport direct avec la popularité de l’application, la sociologue et chercheuse en humanités digitales suisse Jessica Pidoux a mis en évidence dans ses travaux le caractère discriminant de Tinder envers les femmes, qui tendrait à travers son algorithme à reproduire un modèle patriarcal et hétéronormé. Cette critique a aussi été reprise par la journaliste française Judith Duportail en 2018 dans son livre-enquête L'Amour sous algorithme où elle affirme que Tinder manipule les rencontres.
Tinder favorise le sexisme et les discriminations de genre, d'âge et de revenu
Selon les deux femmes, l’elo score a pour conséquence de favoriser le sexisme et les discriminations en fonction du genre, de l'âge, du revenu. « Ainsi, un homme gagnant plus d'argent, ayant un meilleur niveau d'études et 10 ans de plus qu'une femme pourra être considéré comme faisant partie du même groupe d'affinités qu'elle, et leurs photos pourront être réciproquement proposées au matching, tandis que l'inverse n'est pas vrai. Le profil d'une femme plus riche, plus âgée, plus éduquée qu'un homme ne lui sera pas proposé, et une femme plus éduquée et ayant un salaire plus élevé qu'une autre candidate obtiendra un score inférieur. »
Tinder ou le swipe sans fin
Mais le génie machiavélique de Tinder tient sans doute à sa capacité à faire du mouvement de balayage de l’écran, le fameux swipe, une activité sans fin. Plus l’utilisateur swipe, plus son cerveau sécrète de la dopamine et plus il continue de swiper. En effet, le système dopamine énergique ne possède aucun mécanisme de satiété (contrairement à l’appétit). En conséquence, le cerveau finit par dissocier l’acte de swiper de sa finalité. L’utilisateur swipe de manière mécanique, pour une finalité presque oubliée. End of the (love) story.
Pour aller plus loin ..
Retrouvez tous les épisodes de l'émission Dopamine sur le site d'Arte :
Le site web de l'Inria : https://www.inria.fr/fr
Judith Duportail, « L'Amour sous algorithme », mars 2018, Éditions Goutte d'Or
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